Neutralité en Europe: laissez-faire et petits pas
En Europe, la neutralité suscite peu d'intérêt, la Commission n'ayant de cesse de repousser le livre blanc censé se consacrer au sujet. Selon nos informations, les premières conclusions iraient dans le sens d'une position molle et sans grand intérêt...
L’Europe se contre-fiche-t-elle de la neutralité des réseaux? C’est la conclusion à laquelle on serait bien tenté d’arriver, tant le livre blanc consacré au sujet, annoncé le 30 juin 2010 par Neelie Kroes, vice-présidente de la Commission européenne chargée de la stratégie numérique, a été repoussé: initialement attendu fin de l’année dernière, puis fin mars 2011, il serait repoussé fin avril voire fin mai, selon les versions.
Plus que le retard cumulé, les épreuves qu’OWNI a réussi à se procurer traduisent un profond désintérêt pour la question, dont seule la France semble s’être véritablement emparée. Le contraste est d’ailleurs saisissant entre, d’un côté, le rapport des deux députés Laure de la Raudière et Corinne Erhel, publié hier, qui se démarque non seulement par sa volonté de protéger un Internet “neutre et universel”, mais aussi par ses efforts de pédagogie et de rigueur, et les conclusions provisoires de la Commission européenne, qui déclarent qu’il n’y a pas matière à réguler le réseau, dans la mesure où selon elle, il y a trop peu de preuves d’enfreintes à la neutralité en Europe. Pourtant, ces entraves à la neutralité existent bel et bien: pour les partisans de la neutralité, le déni de la Commission n’en devient alors que plus inacceptable.
“Il serait prématuré à ce stade d’émettre des orientations supplémentaires sur la neutralité de l’Internet”
Premier constat, qu’il est toujours bon de faire: “l’Internet ouvert”, formule toujours pratique quand on souhaite parler de neutralité sans trop y toucher, constelle les conclusions provisoires de la Commission européenne sur le sujet.
Alors que la rapport d’informations français tranche par son engagement sans détour en faveur d’une neutralité des réseaux inscrite et protégée par la loi, le livre blanc européen irait à l’inverse dans le sens d’un “wait and see”: selon la Commission, trop peu d’atteintes à la neutralité ont été relevées en Europe pour lancer une règlementation en la matière, et l’adoption du troisième Paquet Telecom, imminente, devrait suffire à régler les menus écarts constatés.
Estimation des besoins pour des orientations additionnelles
Le cadre révisé sur les communications électroniques de l’Union Européenne contient des provisions qui traitent précisément des problématiques relatives à la neutralité de l’Internet, comme souligné plus haut dans la section 3. Alors que les États Membres transposent le cadre réglementaire révisé dans leur législation nationale, il est important de laisser du temps pour mettre en application ces dispositions et apprécier la façon dont elles s’opèrent en pratique.
Sur cette base, la Commission conclue qu’il serait prématuré à ce stade d’émettre des orientations supplémentaires sur la neutralité de l’Internet. La Commission, avec le BEREC [NDLR: Body of European Regulators for Electronic Communications], est actuellement en train d’étudier un certain nombres de problématiques qui ont fait surface au cours du processus de consultation, en particulier, les barrières au changement [d'opérateur] et les pratiques de blocage et de limitations. Sur la base de preuves qui pourraient être révélées, la Commission pourrait à tout moment dans l’avenir émettre des orientations supplémentaires.
C’est l’Internet mobile qui est au cÅ“ur des premières conclusions de la Commission, et plus particulièrement le choix des utilisateurs. L’institution reconnaît implicitement la difficulté de changer d’opérateurs, expliquant que ce basculement doit être facilité, non seulement sur la base de motivations financières et d’exigences de qualité de services, mais aussi dans le cas où un opérateur “impose des restrictions sur des services et applications particuliers”. Mais encore une fois, ces entraves ne sont pas suffisantes pour justifier une action de la Commission, qui croit par ailleurs en la force auto-régulatrice du marché.
Selon elle, le fait, pour un consommateur, de pouvoir facilement changer de prestataires de services mobiles “pourrait aussi agir comme un stimulus pour les opérateurs, qui devraient alors adapter leur tarifs et limiter les restrictions sur les les applications populaires, comme c’est le cas avec les service de VoIP sur les réseaux fixes. Ces facteurs combinés ensemble renforcent un environnement concurrentiel dans lequel l’innovation peut prospérer” En clair, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes européens.
Plus de 25% des opérateurs mobiles européens n’offrent pas un accès à Internet
Un constat que ne partagent évidemment pas les partisans de la neutralité des réseaux ou les prestataires de ces services dont l’accès est précisément entravé sur un Internet qui n’en est pas vraiment un.
Souvent citée en exemple, la firme de voix sur IP Skype se bat depuis des années avec les opérateurs pour pouvoir accéder à l’Internet mobile. L’un de ses représentants, Jean-Jacques Sahel, se dit plutôt déçu:
La situation n’est pas belle pour les sociétés de voix sur IP. Selon une étude de Voice over the Net, qui rassemble ces firmes, près d’un quart des opérateurs en Europe interdisent la VoIP. Alors entendre que la Commission européenne dit qu’il n’y pas assez de preuves… Quand jugera-t-elle bon d ‘agir ? Jusqu’où faudra-t-il aller ? Faut-il juste attendre que les restrictions sur Internet soit si étendues qu’il soit finalement trop tard pour revenir dessus ?
L’étude en question analyse les limitations sur l’Internet mobile dans les pays membre de l’Union Européenne. ” On compte seize pays dont on est sûr qu’il y a des restrictions sur la VoIP ou sur Internet en général; douze pour lesquels les informations sont très détaillées”, explique Jean-Jacques Sahel. “Il y a une centaine d’opérateurs mobiles dans l’UE et 28 opèrent des restrictions sur la VoIP”. Plus de 25% qui ne suffisent pas à faire bouger la Commission, ancrée dans une posture de confiance et de laissez-faire à l’égard du marché.
Pourtant, explique encore Jean-Jacques Sahel, il ne suffit pas de donner la capacité aux utilisateurs de changer d’opérateurs pour qu’ils l’actualisent: de nombreuses barrières existent. Sans compter que seul l’accès à certains gros sites pèse dans la balance: “si les opérateurs bloquent Google ou Facebook, alors oui, les utilisateurs vont certainement partir”, explique Jean-jacques Sahel. “Par contre, Skype, pas vraiment. Et tout le reste… Qui va changer [d'opérateurs] pour tous les autres sites ?”
L’attitude de la Commission européenne exaspère donc, et pas seulement les sociétés lésées. Les partisans de la neutralité de tout bord regrettent la faiblesse de ces réflexions. Côté français, on ne peut que constater l’avance de la réflexion sur la neutralité dans les plus hautes instances de l’État, en espérant que ce mouvement entraîne celui de Bruxelles. Ce n’est vraiment pas gagné, car en marge de la confiance (naïve ?) de la Commission dans le marché, les autres États membres semblent peu au fait de la question. Sur les 27, seuls douze ont répondu à l’appel à consultation publique lancé le 30 juin 2010, à l’occasion de l’annonce du livre blanc.
A l’heure qu’il est, une “Net Neutrality Communication” circulerait entre les différentes directions générales de la Commission, mais cela ne semble pas modifier en profondeur la teneur de sa position. D’aucuns soulignent aussi que le lobbying rodé de certains gros opérateurs aurait été particulièrement efficace.
Dans leur rapport rendu hier, les députés français Laure de la Raudière et Corinne Erhel évoquaient la possibilité d’une publication du livre blanc fin mai. Il y a quelques jours, le cabine de Jonathan Todd, porte-parole du DG Stratégie numérique rattaché à Neelie Kroes, refusait de communiquer avant le 19 avril, “date à laquelle la Communication sur la neutralité de l’Internet devrait être adoptée”.
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Illustration CC FlickR par David Locke, image de clé par Loguy
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