Internet ne peut pas être contrôlé, autant s’y faire

Le 29 mars 2011

La structure même d'Internet fait que le réseau est difficile à contrôler, au grand dam des responsables politiques. Rappel de quelques principes essentiels par Laurent Chemla.

[Remarque introductive de AkA, éditeur du Framablog, à cet article publié en juillet 2010] : Ce n’est pas le premier article de Laurent Chemla reproduit sur le Framablog (cf L’avenir d’Internet). Par ailleurs je le remercie de m’avoir ouvert les yeux en 1999 avec Internet : Le yoyo, le téléporteur, la carmagnole et le mammouth. On trouve un article puissant et inédit de Laurent Chemla en ouverture (ou prolégomènes) du tout récent framabook AlternC Comme si vous y étiez. Historiquement, techniquement, économiquement et moralement, Internet ne peut pas être contrôlé. Autant s’y faire. Et, contrairement à d’autres, nous nous y faisons très bien.

Plus que jamais, à l’heure où j’écris ces lignes, Internet est la cible des critiques du pouvoir. Il serait responsable de toutes les dérives, de toutes les ignominies, il nous ramènerait aux pires heures de notre histoire et serait le lieu de toutes les turpitudes. Bon. Depuis longtemps, je dis qu’il est normal – de la part de ceux qui disposaient de l’exclusivité de la parole publique – de s’inquiéter de l’avènement d’un outil qui permet à tout un chacun de s’exprimer. Pas de quoi s’étonner, dès lors, des attaques furieuses que subit le réseau. Tant qu’il ne s’agit que de mots…

Et l’Etat légifère à tour de bras

Oh bien sûr, le législateur étant ce qu’il est, il tente souvent d’aller au delà des mots. Il fait aussi des lois. C’est son métier. Or donc – sans volonté d’exhaustivité – nous avons vu depuis 1995 un certain nombre de tentatives de « régulation », de « contrôle », voire même de « domestication ». Il y a eu la loi Fillon, la commission Beaussant, la LCEN, la DADVSI, la LSI, la LSQ, et plus récemment HADOPI et LOPPSI. Beaucoup d’acronymes et de travail législatif pour un résultat plus que mince : ce qui n’a pas été retoqué par le Conseil Constitutionnel s’est toujours avéré inapplicable. La seule chose qui reste, c’est le principe d’irresponsabilité pénale des intermédiaires techniques (LCEN). Grand succès !

On pourrait imaginer que le pouvoir apprendrait quelque chose d’une telle suite d’échecs. On pourrait penser, par exemple, qu’il mesurerait le risque de vouloir créer des lois d’exceptions selon qu’on s’exprime sur Internet ou ailleurs. Que nenni : aujourd’hui encore, j’apprends qu’une député vient de se ridiculiser en proposant d’encadrer le journalisme « en ligne ». J’ai hâte. On en rigole d’avance.

Mais qu’est qui rend Internet si imperméable à ces tentatives réitérées de contrôle ? J’y vois (au moins) quatre raisons majeures :

La première (dans tous les sens du terme) est historique. À la demande de l’armée américaine, qui souhaitait trouver une parade au risque d’une attaque nucléaire contre son réseau de télécommunication, Internet a été inventé à la fin des années 1960 (dans l’Amérique de Woodstock et de la lutte contre la guerre du Vietnam) par de jeunes universitaires qui rêvaient d’un monde dans lequel l’accès à un réseau mondial de communication serait un droit pour tous (pour que son impact social soit positif)1 .

À l’époque de Mac Luhan, les bases théoriques du futur réseau sont toutes influencées par l’utopie du « village global » et teintées d’idéologie libertaire. Le principe selon lequel la rédaction d’une RFC (texte définissant un des standards d’Internet) doit être ouverte à tous, scientifique ou non – et son contenu libre de droit – est adopté en avril 1969. Quoi d’étonnant dès lors si le résultat est un réseau presque entièrement décentralisé et non hiérarchique ? Après tout, c’est bien ce que l’armée américaine avait demandé à ses jeunes ingénieurs : un réseau centralisé est facile à détruire (il suffit d’attaquer le centre).

Tout ce qui est facile à contrôler est facile à détruire.
Internet est difficile à détruire.
Donc Internet est difficile à contrôler.

Il faudrait, pour qu’Internet soit plus aisément « domestiquable », que ses bases théoriques mêmes soient revues (à l’exemple du Minitel pour lequel l’émission de contenus était soumise à l’approbation préalable de France Telecom). Mais comment démanteler l’existant et interdire l’utilisation d’une technologie ayant fait ses preuves à tous ceux qui l’ont adoptée depuis des années ?

Et surtout – c’est la seconde raison qui fait d’Internet un bastion dont la prise semble bien difficile – le réseau est international. On peut, même si c’est difficile à envisager, imaginer qu’un pays impose à ses citoyens l’usage d’une technologie « contrôlée » plutôt qu’une autre, trop permissive. Mais quel pouvoir pourrait faire de même à l’échelle du monde ?

Et comment, dès lors qu’il existerait ne serait-ce qu’un seul endroit dans le monde qui protège la liberté totale de communication (comme c’est le cas depuis peu de l’Islande), empêcher les citoyens et les entreprises du monde entier d’exporter dans ce lieu une communication désormais dématérialisée ? Pour y parvenir, il faudra non seulement pouvoir contrôler tel ou tel réseau imaginaire, mais aussi réussir à interdire toute communication internationale… Mission impossible. Et puis, comment imaginer la fin des « paradis numériques » dans un monde qui n’a jamais réussi à obtenir celle des paradis fiscaux ?

Internet est supranational.
Il existera toujours des paradis numériques.
Donc l’information ne pourra jamais être contrôlée.

D’autant plus – et c’est la troisième raison majeure qui rend dangereuse toute tentative de contrôle des réseaux – qu’Internet est devenu désormais une source de croissance non négligeable. Une croissance qui dépend d’une législation pérenne et qui surtout va faire l’objet d’une concurrence effrénée entre les pays.

On n’imagine pas aujourd’hui une grande entreprise, telle que Google ou Facebook, avoir son siège social dans un pays dont la fiscalité n’est pas, disons, encourageante. Comment imaginer que demain une entreprise innovante, source d’emplois et d’impôts, se créera dans un pays dont la législation imposerait un contrôle trop strict de l’information diffusée ?

«Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression »

Tout contrôle nécessite une infrastructure plus chère, tant humaine que technique. Il va de soi qu’une entreprise capitaliste choisira plutôt, si elle a le choix, le pays d’accueil dont la législation numérique sera la plus laxiste, qui récupérera du coup les emplois et les impôts (et je ne dis pas que c’est bien : je dis juste que c’est dans ce monde là qu’on vit). Et même avant d’en arriver là : imaginons qu’un pays impose le filtrage à la source de tout contenu illégal (en passant outre la difficulté technique inhérente). Quel entrepreneur de ce pays osera se lancer dans un nouveau projet novateur, sachant qu’il sera immédiatement copié par un concurrent vivant, lui, dans un paradis numérique et qui ne sera pas soumis aux mêmes contraintes ?

Internet est solide, c’est vrai, mais l’innovation reste fragile, et est souvent l’oeuvre de petites structures très réactives et pécuniairement défavorisées. Les lois votées à l’emporte-pièces sans tenir compte de cette fragilité-là sont autant de balles tirées dans le pied de la société toute entière.

La concurrence est mondialisée.
Une législation de contrôle coûte cher.
Donc les lois de contrôle d’Internet sont source de délocalisation.

Malgré tout il existe bel et bien des règles de vie supranationales et qui s’imposent à tout pays se voulant un tant soit peu démocratique. Mais si. Je vais citer ici l’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Lisez-la bien :

Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.

Elle a été rédigée en 1948. Bien avant Internet, même si à la lire on a l’impression qu’elle a été écrite spécialement pour lui. Car en effet, il n’existait pas grand chose, avant Internet, pour « recevoir et répandre sans considération de frontière les informations et les idées ». Il faut croire que ses rédacteurs étaient visionnaires… Comment s’étonner, à la lecture de cet article, du nombre de censures que notre Conseil Constitutionnel a opposé aux diverses velléités de contrôle que le pouvoir a tenté d’imposer depuis 15 ans?

Le droit de recevoir et diffuser de l’information est inaliénable.
Internet est à ce jour l’unique moyen d’exercer ce droit.
Donc tout contrôle d’Internet risque d’être contraire aux droits de l’homme.

Sauf à s’exonérer des grands principes fondamentaux, et donc à vivre dans une société totalitaire, le contrôle ou le filtrage d’Internet se heurtera toujours à la liberté d’expression. Les Etats peuvent l’accepter, et à l’instar de l’Islande décider d’en profiter, ou refuser de le voir et, à l’instar de la France, se heurter sans cesse à un mur en essayant encore et encore de réguler ce qui ne peut l’être.

Historiquement, techniquement, économiquement et moralement, Internet ne peut pas être contrôlé.
Autant s’y faire.

> Article Laurent Chemla – juillet 2010 – publié initialement sur Framablog sous le titre Internet ne peut pas être contrôle, autant s’y faire.

> Illustrations Flickr CC Kalexanderson, Balleyne et Kirklau

Pour rappel toute l’équipe l’AlternC était à La Cantine lundi 28 mars dernier pour fêter simultanément la sortie du livre, les dix ans d’AlternC et la version 1.0 du logiciel !

Vous pouvez soutenir Framasoft sur leur site.

  1. J.C.R Licklider et Robert Taylor, The Computer as a Communication Device in Science and Technology [PDF] [EN], April 1968. []

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés